Antispécisme
L’antispécisme est un courant de pensée philosophique et moral, formalisé dans les années 1970 par des philosophes anglo-saxons qui défendent un renouveau de l’animalisme, et considèrent que l’espèce à laquelle appartient un animal n’est pas un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit le traiter et de la considération morale qu’on doit lui accorder. Les philosophes Richard D. Ryder et Peter Singer développent le concept « antispécisme », en l’opposant au spécisme (concept défini sur le modèle du racisme et du sexisme) plaçant l’espèce humaine au-dessus de toutes les autres et accordant une considération morale plus grande à certaines espèces animales (notamment le chat, le chien, le cheval et d’autres animaux de compagnie) qu’à d’autres (les animaux sauvages, les animaux d’élevage).
Définition
Le mot « spécisme » (ou « espécisme » – speciesism en anglais) est introduit en 1970 dans un tract contre l’expérimentation animale en laboratoire, par le psychologue britannique Richard D. Ryder, membre du groupe d’Oxford, universitaires qui publient en 1971 l’ouvrage fondateur de la pensée antispéciste Animals, men and morals. Ce terme est repris en 1975 par un de ces chercheurs, le philosophe utilitariste Peter Singer. Ce dernier désigne une forme de discrimination concernant l’espèce, mise en parallèle avec toutes les formes de domination d’un groupe sur un autre (racisme, sexisme). Ryder établit d’abord un parallèle entre spécisme et racisme. Élargissant ce parallèle, l’antispécisme définit le spécisme en ces termes :
Le spécisme (ou espécisme) est à l’espèce ce que le racisme est à la race, et ce que le sexisme est au sexe : une discrimination basée sur l’espèce, presque toujours en faveur des membres de l’espèce humaine (Homo sapiens).
(David Olivier, 1992, In Cahiers antispécistes )
En pratique, selon l’antispécisme, le spécisme justifie l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains d’une façon qui ne serait pas considérée comme acceptable s’il s’agissait d’humains. Ainsi, selon l’antispécisme, le spécisme est une idéologie condamnable, et un « mouvement de libération animale » est nécessaire pour y mettre un terme.
Historique de l’antispécisme
Si le néologisme est formé en 1970 par Richard D. Ryder, les notions d’antispécisme et de spécisme sont déjà en germe après la Seconde Guerre mondiale qui voit la remise en cause du triomphe, économique, scientifique et technologique de la société occidentale. Dans un contexte dominé par la nécessité de reconstruire l’économie détruite, l’élevage traditionnel extensif cède la place à l’élevage intensif qui s’appuie sur la zootechnie imposant la conception d’un animal-machine au service de l’Homme. La consommation de viande s’intensifie. L’exode rural change profondément les rapports entre hommes et animaux domestiques. Le productivisme induit très vite de nombreux problèmes environnementaux : déforestation, perte de la biodiversité, régression et dégradation des sols. Peu de temps après la fin de la Seconde Guerre mondiale et durant les décennies suivantes, se développe ainsi une éthique de la nature qui remet en cause ce progrès et réagit à une éthique anthropocentrée, qu’elle estime incomplète ou insuffisante. C’est dans ce contexte qu’émergent dans les débats philosophiques contemporains au début des années 1970, deux champs de recherche, l’éthique de l’environnement et l’éthique animale, dominées par le travail de philosophes anglo-saxons qui popularisent ces thématiques dans de nombreux ouvrages et articles scientifiques. De nombreux philosophes du deuxième champ défendent un renouveau de l’éthique appliquée non plus à travers le mouvement de la protection animale mais celui dit de libération animale et popularisent la notion centrale d’« antispécisme ».
Des débats dans les années 1980 conduisent à la rupture entre l’éthique animale conséquentialiste qui se focalise sur les animaux doués de sentience (critère éthique principal de la considération morale et du droit), et l’éthique environnementale écocentrée, qui étend les considérations morales non plus aux animaux sentients mais à tous les êtres vivants au sein des écosystèmes, la première étant en faveur d’un interventionnisme (devoir moral d’intervenir sur les animaux souffrants, qu’ils soient sauvages ou exploités par l’Homme) qui entre en conflit avec la pensée conservationniste de la seconde qui valorise la naturalité ou l’autonomie des systèmes écologiques. La différence d’objectif et d’argumentation de ces deux champs de recherche les place dans une situation de rivalité qui atteint un paroxysme quand le philosophe John Baird Callicott accuse les partisans de l’éthique animale qui se réclament de l’antispécisme de projeter sur les animaux leur vision de la vie bonne et leur peur de souffrir.
Dans le sillage de ce courant de pensée, le militantisme animaliste français prend une résonance particulière lorsqu’apparait en 1985 le mouvement de libération animale qui se réclame de l’antispécisme, et se mêle à une culture libertaire, la mouvance y reproduisant « les principes de l’anarchisme : dissensions internes, débats interminables sur l’organisation, remises en cause incessantes, pour court-circuiter toute forme de pouvoir naissant ». Pacifistes, s’appuyant sur la revue militante Les Cahiers antispécistes qui fait intervenir les principales figures du courant animaliste radical, les antispécistes français sont caractérisés par leur politisation idéaliste et leur intransigeance, ce qui leur vaut d’être exposés à un risque de marginalisation durable. Ils déclenchent de nombreuses résistances et rencontrent jusqu’ici, contrairement à leurs homologues britanniques ou nord-américaines, « d’importantes difficultés à légitimer leurs prétentions à la prise de parole au nom des « bêtes » ».
Qu’est-ce que le spécisme ?
Au-delà des confusions les plus grossières, le terme « spécisme » dispose d’acceptions multiples et variées, y compris dans le monde académique. Tandis que certains philosophes considèrent que le spécisme n’a qu’une seule forme, d’autres opposent un spécisme « direct » à un spécisme « indirect » ou, dans un contexte différent, un spécisme « absolu » à un spécisme « indexical ». Tandis que certains distinguent soigneusement le spécisme de l’anthropocentrisme, d’autres négligent cette différence. Et tandis que certains posent que le spécisme est injuste par définition, d’autres font de son injustice une thèse philosophique à part entière. Puisqu’il vaut mieux savoir de quoi l’on parle avant d’en parler, voyons donc ce qu’il en est.
- Quelques malentendus
On définit parfois le racisme comme la croyance en l’existence des races humaines : être raciste revient alors à croire que les races existent au sein même de notre espèce. De manière analogue, on pourrait penser que le spécisme n’est autre que la croyance en l’existence des espèces, que le tort des spécistes est simplement de croire qu’il y a des humains, des chevaux et des truites. Et de fait, certains auteurs nient l’existence des espèces biologiques (Dawkins 1993 ; Clark 1993 ; Olivier 1994 ; Dupré 2002). D’après eux, tout comme le concept de races humaines, le concept d’espèce biologique prétend représenter quelque chose qui n’existe en fait pas ; il est peut-être bien pratique de classer les êtres vivants en espèces, mais cette représentation du monde ne correspond à aucune réalité. La critique est séduisante, mais l’analogie qui intéresse les antispécistes ne se situe pas à ce niveau-là. De la même manière qu’on peut admettre l’existence des sexes tout en niant qu’il soit acceptable de discriminer les femmes, on peut admettre l’existence des espèces tout en niant qu’il soit acceptable de discriminer les chevaux et les truites. Et c’est souvent ce que font les antispécistes.
Alternativement, on définit souvent le racisme comme la croyance en une hiérarchie entre les races : les racistes croient typiquement que les Blancs sont plus intelligents et raffinés que les Noirs ou les Asiatiques. On pourrait en inférer que le spécisme n’est autre que la croyance qu’il y a des inégalités entre les espèces (ce que fait d’ailleurs le Petit Robert) ; que les spécistes croient simplement que les humains sont plus intelligents et raffinés que les cochons et les rats. Les antispécistes, par opposition, seraient convaincus de l’égalité de tous les animaux, humains compris. L’absurdité d’une telle conviction expose la confusion qui est ici à l’œuvre. Tout comme on peut reconnaître que les génies et autres surdoués sont plus intelligents que le reste de la population tout en refusant de les privilégier, on peut reconnaître que les êtres humains sont plus intelligents que les cochons et les rats tout en refusant de les privilégier. Et c’est précisément ce que font les antispécistes. (En un sens, ils revendiquent effectivement l’égalité de tous les animaux, mais ce sens est normatif plutôt que descriptif. L’idée n’est pas que tous les animaux ont les mêmes capacités mais que nous devrions accorder une importance similaire à leurs intérêts similaires, indépendamment de l’espèce à laquelle ils appartiennent. Cette application du principe d’égale considération des intérêts n’est au fond qu’une autre manière de dire que nous ne devrions pas discriminer sur la base de l’appartenance d’espèce.)
Une troisième confusion résulte du fait qu’on conçoit souvent le féminisme comme la revendication d’égalité des droits entre hommes et femmes. Selon cette conception, vous êtes sexiste si vous pensez que les hommes ont des droits que les femmes n’ont pas. On pourrait alors se dire que l’antispécisme est la revendication d’égalité des droits pour tous les animaux, humains compris ; que, selon les antispécistes, les lapins ont le droit d’accéder aux écoles publiques et les crapauds celui de pratiquer la religion qu’ils préfèrent, ni plus ni moins que leurs frères et sœurs humains. Mais bien sûr, personne n’a jamais rien demandé de tel. Il est toutefois intéressant de noter qu’à y regarder de plus près, les féministes non plus ne revendiquent pas vraiment l’égalité des droits mais se contentent d’affirmer qu’hommes et femmes ont les mêmes droits quand ils ont (ou pourraient avoir) les mêmes intérêts. Ainsi, on voit mal pourquoi les femmes toucheraient un salaire inférieur à celui des hommes lorsqu’elles effectuent le même travail sachant qu’elles ont comme eux un intérêt à bien gagner leur vie. En revanche, les hommes étant constitués de telle sorte qu’ils ne sauraient avoir un intérêt à avorter, ils n’ont pas le droit de le faire. De manière analogue, les antispécistes affirment simplement que les humains et les autres animaux ont les mêmes droits quand ils ont (ou pourraient avoir) les mêmes intérêts. Les crapauds et les lapins étant constitués de telle sorte qu’ils n’ont ni le goût de la spiritualité ni la soif d’apprendre, ils n’ont droit ni à la liberté de confession ni à l’éducation. En revanche, parce qu’ils ont comme nous un intérêt à ne pas souffrir, ils ont comme nous le droit de ne pas souffrir inutilement. C’est en tout cas l’avis des antispécistes.
Pour résumer, le spécisme est donc tout simplement la discrimination basée sur l’appartenance d’espèce. Autrement dit, il consiste à accorder plus ou moins de considération au bien-être et à la souffrance des individus en fonction de l’espèce à laquelle ils appartiennent. (Comme nous l’avons vu, il n’est pas clair que les espèces existent. Pour être tout à fait précis, il faudrait donc dire « en fonction de l’espèce dans laquelle ils sont classés ».)
- Spécismes direct et indirect ?
Il n’est pas rare que les philosophes distinguent un spécisme « direct » d’un spécisme « indirect » (Rachels 1990 : 182, 184). Comme l’expliquent Hugh LaFollette et Niall Shanks, « Le spéciste direct affirme que la différence d’espèce elle-même est moralement pertinente. Le spéciste indirect affirme que, bien que les différences d’espèce ne soient pas moralement pertinentes, elles sont typiquement associées à des différences moralement pertinentes » (1996 : 42-3, ma traduction), telles que la rationalité, la conscience de soi ou la possession d’un langage symbolique. On peut tracer la même distinction à l’échelle des sexes : « Un sexiste direct pourrait affirmer que nous devons donner aux hommes certains emplois parce qu’ils sont des hommes, alors qu’un sexiste indirect soutiendrait qu’il convient de confier ces travaux aux hommes parce qu’ils possèdent certains traits qui les distinguent des femmes » (1996 : 43, ma traduction).
Pour d’autres, le spécisme se résume à sa variante directe. C’est apparemment le cas de Singer qui, trente ans après la Libération animale, définissait le spécisme comme « l’idée qu’il est juste de donner la préférence à des êtres uniquement pour la raison qu’ils sont membres de l’espèce Homo sapiens » (2004 : 107). Nombreux sont les philosophes qui souscrivent à cette conception du spécisme (Ryder 1998 : 320 ; Paterson & Ryder 1979 ; Pluhar 1995: 61). D’après eux, la discrimination basée sur l’espèce n’est spéciste que quand ses auteurs font référence à l’espèce pour la justifier.
À en croire Joan Dunayer, pourtant, c’est une erreur. La discrimination basée sur l’appartenance d’espèce est spéciste quelle que soit sa justification – que ses auteurs se défendent en faisant appel à l’espèce, en faisant appel à des caractéristiques qui lui sont corrélées, ou qu’ils ne cherchent pas à se justifier du tout : « N’est-il pas raciste d’accorder plus de considération morale aux Blancs pour quelque raison que ce soit, par exemple parce que leur peau est plus claire ou qu’ils ont un niveau de vie plus élevé ? […] N’est-il pas sexiste d’accorder aux hommes plus de considération morale pour quelque raison que ce soit, par exemple parce qu’ils sont généralement plus musclés ou qu’ils obtiennent de meilleurs résultats aux tests d’orientation spatiale ? » (Dunayer 2004 : 2, ma traduction). D’après Horta (2010 : 252), LaFollette et Shanks aussi se fourvoient quand ils distinguent deux formes de spécisme. Car on n’a pas là affaire à deux comportements distincts mais à deux justifications d’un seul et même comportement – la discrimination en fonction de l’espèce –, et c’est ce comportement qui mérite le nom de « spécisme ». Sur ces points, nous suivrons Dunayer et Horta.
- Spécismes absolu et indexical ?
On rencontre une seconde distinction dans la littérature spécialisée, qui oppose le spécisme « absolu » au spécisme « indexical » (Bernstein 2004 : 380 ; Jamieson 2008 : 109) : les spécistes indexicalistes pensent que chacun doit privilégier les membres de sa propre espèce, tandis que les spécistes absolutistes considèrent que nous devrions tous privilégier les membres d’une espèce donnée, que nous en fassions partie ou non. Si nous recevions la visite de voyageurs en provenance d’une autre galaxie, les indexicalistes affirmeraient que ces créatures doivent privilégier leurs intérêts par rapport aux nôtres – selon le principe « chacun pour sa pomme ». À l’inverse, les absolutistes soutiendraient qu’elles doivent privilégier nos intérêts par rapport aux leurs – selon le principe « chacun pour la pomme Golden ».
Singer ne s’embarrasse pas non plus de cette distinction, mais il paraît ambivalent. Comme nous l’avons vu, il définit le spécisme tantôt comme un « préjugé ou attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce » (2012 : 73), tantôt comme « l’idée qu’il est juste de donner la préférence à des êtres uniquement pour la raison qu’ils sont membres de l’espèce Homo sapiens » (2004 : 107). Autrement dit : tantôt de façon indexicale, tantôt de façon absolue. Mais peu importe en pratique : les êtres humains étant pour l’heure les seules créatures qui discriminent sur la base de l’appartenance d’espèce, il faut bien admettre que les deux variantes sont en fait indissociables.
Comme pour les variantes directe et indirecte du spécisme, on peut concevoir ses variantes indexicale et absolue comme différentes justifications du spécisme, plutôt que comme différentes formes de spécisme (Horta 2010 : 254). Que ses auteurs la justifient par les propriétés indexicales de ceux qui en bénéficient (« Ils font partie de mon espèce ») ou par leurs propriétés absolues (« Ils font partie de l’espèce Homo sapiens »), la discrimination en fonction de l’espèce demeure le même phénomène, et c’est ce phénomène qui doit être appelé « spécisme ».
- Spécisme et anthropocentrisme
En définissant le spécisme comme « l’idée qu’il est juste de donner la préférence à des êtres uniquement pour la raison qu’ils sont membres de l’espèce Homo sapiens » (2004 : 107), Singer le confond peut-être avec une autre notion : l’anthropocentrisme. Tout comme Tom Regan, auteur de l’important Droits des animaux, pour qui le spécisme consiste à « assigner plus de poids aux intérêts des êtres humains » (2003 : 47, ma traduction). Et on peut en dire autant de Paul Waldau, qui le définit comme « l’inclusion de tous les animaux humains dans le, et l’exclusion de tous les autres animaux du, cercle moral » (2001 : 38, ma traduction).
L’analogie avec le racisme et le sexisme milite cependant pour que l’on prenne soin de bien distinguer les deux notions (Dunayer 2004 : 2-4). En effet, il est raciste non seulement de privilégier les Blancs par rapport aux Noirs, mais aussi de privilégier les Asiatiques par rapport aux Noirs ou les Noirs par rapport aux Blancs. Et il est sexiste non seulement de privilégier les hommes par rapport aux femmes, mais aussi de privilégier les femmes par rapport aux hommes. De manière analogue, il sera spéciste non seulement de privilégier les humains par rapport aux autres animaux, mais aussi de privilégier les chiens et les chats par rapport aux vaches et aux cochons ou les animaux non humains par rapport aux humains.
(Les amateurs de sociologie contestent parfois l’existence du racisme anti-Blancs et du sexisme anti-hommes sous prétexte que le racisme et le sexisme seraient « systémiques ». En effet, un même système ne saurait privilégier les Blancs au détriment des Noirs et les Noirs au détriment des Blancs, les hommes au détriment des femmes et les femmes au détriment des hommes. Mais cette objection repose sur une confusion. Le racisme et le sexisme existent peut-être sous forme systémique, mais il arrive incontestablement que les Blancs soient discriminés sur la base de la couleur de leur peau et que les hommes soient discriminés sur la base de leur sexe, et on voit mal pourquoi ces discriminations ne mériteraient pas les noms de « racisme » et de « sexisme ». Après tout, elles satisfont manifestement les conditions d’application des concepts ordinaires de racisme et de sexisme.)
Le spécisme est-il injuste ?
Comme nous l’avons constaté, le spécisme tire son nom d’une analogie avec le racisme et le sexisme. Tandis que les racistes et les sexistes discriminent les individus en fonction de leur race et de leur sexe, les spécistes le font en fonction de l’espèce à laquelle ils appartiennent. Peut-être le spécisme est-il alors injuste pour la même raison qui rend injustes le racisme et le sexisme.
On oppose souvent à cette idée un constat banal : il existe, entre le spécisme et les discriminations intra-humaines, des différences importantes. Les Noirs et les femmes sont en mesure de lutter activement contre leur discrimination, alors qu’on imagine difficilement des saumons et des poulets organiser un rassemblement antispéciste. Et puis, si les races sont égales, les espèces ne le sont pas – en particulier, les capacités mentales des êtres humains surpassent à bien des égards celles des autres animaux. Enfin, l’histoire du racisme est totalement différente de celle du spécisme. Les objections de ce type reposent toutefois sur un malentendu. Personne ne prétend que le spécisme est similaire au racisme et au sexisme sous tous ses aspects. Une analogie n’est d’ailleurs jamais l’affirmation d’une exacte similarité. Les critiques du spécisme soutiennent simplement qu’il partage avec ces discriminations la caractéristique qui les rend moralement condamnables. Mais alors, quelle est cette caractéristique ?
Selon un principe de justice que l’on doit à Aristote, il faut traiter les cas similaires de manières similaires. Or, il n’y a pas, entre les Blancs et les Noirs, entre les hommes et les femmes, de différence qui justifie que l’on privilégie les premiers au détriment des seconds. Le racisme et le sexisme sont donc injustes parce qu’ils violent le principe aristotélicien. Toute la question est alors de savoir s’il y a une différence moralement pertinente entre les humains et les autres animaux ou si le spécisme viole lui aussi ce principe. Toutes les défenses du spécisme prétendent identifier une telle différence. Comme nous l’avons vu ci-dessus, elles s’articulent le long de deux axes : certaines sont directes (qui font appel à l’appartenance d’espèce elle-même), tandis que d’autres sont indirectes (qui font appel à des caractéristiques qui lui sont simplement associées) ; certaines sont absolues (qui font appel à des propriétés intrinsèques des individus), tandis que d’autres sont indexicales (qui font appel aux relations qu’ils entretiennent avec nous). En croisant ces deux axes, on obtient donc quatre types de justifications du spécisme : les justifications directes et absolues ; les justifications directes et indexicales ; les justifications indirectes et absolues ; et les justifications indirectes et indexicales.
- Justifications directes et absolues
De l’avis des spécistes directs absolutistes, il existe une différence entre les humains et les autres animaux qui justifie que l’on privilégie les premiers au détriment des seconds, et cette différence n’est autre que l’appartenance à l’espèce Homo sapiens. Les intérêts des êtres humains importent plus que ceux des autres animaux pour la simple et bonne raison qu’ils font partie de l’espèce humaine, et ce de manière absolue – que vous soyez humain ou non, vous devriez privilégier les êtres humains au détriment des autres animaux. Assez répandue sur les plateaux de télé et au café du commerce, cette théorie se fait plus rare chez les philosophes, qui reconnaissent généralement que la frontière d’espèce ne saurait en soi gratifier les humains d’un statut moral supérieur. L’appartenance à l’espèce humaine est une propriété moralement insignifiante, au même titre que l’appartenance à la race blanche ou au sexe masculin.
Ces dernières sont dénuées de pertinence morale parce qu’elles ne sont que biologiques ; en soi, elles ne disent rien sur les intérêts des êtres qu’elles séparent. Étant purement biologiques, le fait que ma peau est blanche plutôt que noire ne saurait justifier qu’on privilégie mes intérêts par rapport à ceux d’un Noir, et le fait que je suis de sexe masculin plutôt que féminin ne saurait justifier qu’on privilégie mes intérêts par rapport à ceux d’une femme. Mais voilà : la frontière d’espèce est elle aussi strictement biologique ; en soi, elle ne dit rien sur les intérêts respectifs des êtres humains et des autres animaux. Par conséquent, le fait que je suis un être humain plutôt qu’un chimpanzé ne saurait justifier qu’on privilégie mes intérêts par rapport à ceux d’un chimpanzé (LaFollette & Shanks, 1996 : 43).
De prime abord, l’affirmation selon laquelle l’appartenance à l’espèce humaine est une propriété purement biologique peut surprendre. Être un humain, entend-on souvent, suppose de posséder certaines capacités mentales : la rationalité et la conscience de soi, par exemple. Tous les humains sont des personnes et toutes les personnes sont humaines – d’ailleurs les substantifs « humain » et « personne » font généralement office de synonymes. Mais cette conception de l’humanité est confuse, car certains humains n’ont pas les capacités en question. Les humains marginaux ne sont ni rationnels ni conscients d’eux-mêmes, ce qui ne les rend pas moins humains que vous et moi. L’appartenance à l’espèce humaine est donc bel et bien une caractéristique biologique. Moralité : le spécisme ne peut pas être justifié par le constat trivial que, contrairement aux autres animaux, les humains appartiennent à l’espèce humaine.
On peut arriver à la même conclusion par un autre chemin, en recourant à l’expérience de pensée suivante. Suite à une série de mutations génétiques, une nouvelle espèce a fait son apparition sur Terre : Homo humilis. Les humilis ne se distinguent pas spécialement de nous par leurs capacités cognitives ou par leur apparence. Comme nous, ils sont capables de résoudre des équations de second degré, de parler littérature et même, pour certains, de faire de la philosophie. Ce scénario invite la leçon suivante. Puisque les frontières de race et de sexe sont insignifiantes du point de vue moral, on voit mal comment la différence entre les humilis et les sapiens pourrait justifier leur discrimination – après tout, les humilis nous ressemblent au moins autant que les Blancs ressemblent aux Noirs et les hommes aux femmes. Seulement, cette différence n’est autre que l’appartenance d’espèce. Tout porte donc à penser que cette caractéristique n’est pas plus pertinente du point de vue moral que ne le sont la race et le sexe.
Le spécisme direct absolu rencontre une dernière objection. Selon ses partisans, c’est leur appartenance à l’espèce humaine qui confère aux êtres humains leur statut moral, ce qui suppose qu’il est possible de tracer une frontière nette et non arbitraire entre l’espèce humaine et les autres espèces, qu’il y a là une différence de nature. Or, ce présupposé est incompatible avec la théorie de l’évolution. Pour le comprendre, imaginez une chaine d’individus qui se tiennent par la main : à une extrémité, une femme, qui donne la main à sa mère, laquelle donne la main à sa mère, etc. ; à l’autre extrémité, une femelle chimpanzé, qui donne la main à sa mère, laquelle donne la main à sa mère, etc. ; plus ou moins au milieu, le dernier ancêtre commun aux humains et aux chimpanzés. On peut éventuellement tracer une limite entre l’espèce humaine et l’espèce chimpanzé (ou plusieurs limites, avec des espèces intermédiaires), mais une chose est sûre : cette limite sera arbitraire d’un point de vue scientifique et ne correspondra à aucune différence de nature. Aucune femme ou femelle chimpanzé ne sera séparée de sa mère par un abime ontologique. (En s’appuyant sur la définition des espèces en termes d’interfécondité, on pourrait décider de tracer la frontière entre la génération la plus ancienne avec laquelle nous pourrions nous reproduire et la plus récente avec laquelle ce serait impossible. Mais ces deux générations étant interfécondes, elles feraient partie de la même espèce selon cette même définition.) Puisque la caractéristique qui détermine la considération qu’il convient d’accorder aux intérêts des individus ne saurait être scientifiquement arbitraire et se doit de correspondre à une différence de nature plutôt que de degré, il ne peut s’agir de l’appartenance à l’espèce humaine (Dawkins 1993).
En clair, les spécistes ne peuvent pas justifier leurs comportements en faisant appel à l’appartenance à l’espèce Homo sapiens. Jusqu’à preuve du contraire, le spécisme est moralement condamnable.
- Justifications directes et indexicales
Il en faut plus pour décourager les spécistes directs indexicalistes. Comme les spécistes directs absolutistes, ces derniers considèrent qu’il existe, entre les humains et les autres animaux, une différence qui justifie que nous accordions plus d’importance aux premiers qu’aux seconds, et que cette différence concerne l’appartenance d’espèce elle-même. Contrairement aux spécistes directs absolutistes, cependant, ils pensent que cette différence n’est pas l’appartenance à l’espèce Homo sapiens en tant que telle, mais l’appartenance à notre espèce. Les êtres humains ne jouissent pas d’un statut moral particulier mais leurs intérêts importent plus que ceux des animaux pour nous parce qu’ils font partie de la même espèce que nous. Nous avons des raisons de privilégier nos congénères parce qu’ils sont nos congénères, de même que nous avons des raisons de privilégier nos parents parce qu’ils sont nos parents. Les raisons en question sont « centrées sur l’agent » : tout comme nos voisins ont des raisons de privilégier leurs parents plutôt que les nôtres, les Homo humilis ont selon cette conception des raisons de privilégier leurs congénères plutôt que les nôtres. (Bien que certains philosophes nient que les raisons centrées sur l’agent soient jamais moralement pertinentes (Parfit 1984 ; Singer 1997), d’autres considèrent au contraire qu’elles sont au cœur même de l’éthique (Nagel 1986 ; Williams 2009).)
Les spécistes indexicalistes s’appuient souvent sur l’idée que certaines relations justifient des privilèges. En effet, il n’y a pas de mal à privilégier sa famille par rapport à de simples inconnus. L’espèce étant simplement un cercle plus large que celui des parents, peut-être justifie-t-elle alors le même genre de privilèges (Gray 1990). En admettant que cette justification fonctionne, sa portée sera extrêmement limitée (Bernstein 2004 : 382). Vous devriez peut-être sauver votre sœur d’un incendie plutôt qu’un parfait inconnu dans l’impossibilité de les secourir tous les deux. Mais quelles que soient les préférences gastronomiques de votre sœur, vous ne pouvez pas tuer un inconnu pour lui préparer un pot-au-feu. De manière analogue, la justification indexicale du spécisme permettrait au mieux d’établir que, toute chose égale par ailleurs, nous pouvons accorder plus d’importance aux intérêts humains qu’aux intérêts comparables des animaux ; elle ne permettrait pas de justifier que nous accordions plus de poids à des intérêts humains superficiels (tels que le plaisir gustatif que nous procure la consommation de viande) qu’aux intérêts fondamentaux des animaux (tel que leur intérêt à ne pas souffrir et à continuer de vivre).
Mais cette justification est douteuse de toute façon. Comme le souligne Singer, « Si l’argument fonctionne à la fois pour les cercles rapprochés de la famille et des amis, et pour le cercle plus large de l’espèce, il devrait aussi fonctionner pour la case intermédiaire : la race » (2004 : 109). Jeff McMahan enfonce le clou. D’après lui, contrairement à la relation parent-enfant, la relation appartient-à-la-même-espèce-que n’est pas une relation personnelle : « L’appartenance à l’espèce humaine est au contraire similaire à l’appartenance à un groupe racial en ce qu’il s’agit d’une relation purement biologique : une affaire de généalogie, de génétique, ou de capacité à l’interfécondité, selon la conception que l’on a de la notion d’espèce. On voit difficilement comment cela pourrait être pertinent » (2005 : 361, ma traduction). Nous devons certes être loyaux envers nos proches, mais cela découle du simple fait que la loyauté est essentielle aux relations personnelles, que l’amitié et les relations familiales ne seraient simplement pas possibles dans un monde strictement impartial. D’un autre côté, l’appartenance à un groupe purement biologique, tel que la race blanche, le sexe masculin ou l’espèce humaine ne dépend clairement pas de telles attitudes partiales.
Certains spécistes indexicalistes répondront que, contrairement au favoritisme racial, mais conformément au favoritisme familial, le favoritisme d’espèce est constitutif de la nature humaine (Midgley 1984 ; Posner 2004 ; Post 1993). Mais cet argument commet un sophisme largement reconnu comme tel : l’appel à la nature. On ne peut pas inférer qu’une pratique est moralement acceptable du constat qu’elle est naturelle. La manipulation (Byrne & Whiten 1989), l’hostilité à l’égard des étrangers (Greene 2014) et le viol (Thornhill & Palmer 2000) sont eux aussi inscrits dans la nature humaine ; qui en déduirait qu’ils sont moralement admirables ? Si le favoritisme familial est justifié contrairement au favoritisme racial, cela n’a donc rien à voir avec son caractère naturel.
Les spécistes directs indexicalistes ne sont pas parvenus à contrer ces objections. La charge repose donc toujours sur les épaules des spécistes de montrer qu’il est légitime de discriminer en fonction de l’espèce.
- Justifications indirectes et absolues
Pour les spécistes indirects aussi, il existe une différence entre les êtres humains et les autres animaux qui justifie que l’on privilégie les premiers par rapport aux seconds. Cette différence n’est toutefois pas l’appartenance d’espèce elle-même. Dans la variante absolutiste de cette approche, les humains ont bel et bien un statut moral absolument supérieur à celui des autres animaux, mais celui-ci découle de leurs capacités mentales : contrairement aux autres animaux, les humains sont rationnels (Aristote 1959), autonomes (Kant 2013), capables de langage (Frey 1980 ; Leahy 1991) et de réciprocité (Carruthers 1992), dotés d’un sens moral (Cohen 1986) et d’une culture (Ferry 1992), etc.
Dans son Discours de la méthode (1930), Descartes développe un argument qui va dans ce sens. D’après lui, les êtres humains ont la particularité d’être sentients, c’est-à-dire capables de ressentir des choses agréables ou désagréables, contrairement aux animaux, qui ne ressentent rien – ni plaisir, ni douleur, et encore moins des émotions. N’étant pas sentients, les animaux n’ont pas d’intérêts : il n’est pas davantage possible de leur faire du bien ou du mal qu’il n’est possible d’en faire à un arbre ou à un rocher. Par voie de conséquence, il est légitime de ne respecter que les intérêts humains (trivialement, puisqu’il est impossible de faire autrement). Cet argument ne constitue cependant pas une défense du spécisme à proprement parler car il a pour conséquence que le spécisme n’existe pas. En effet, si les animaux n’ont pas d’intérêts que nous pourrions prendre en compte, ils n’ont pas d’intérêts que nous pourrions négliger en comparaison des intérêts humains, si bien qu’il est impossible de les discriminer.
Quoi qu’il en soit, l’argument cartésien n’est pas convaincant. Les scientifiques sont unanimes : nous n’avons pas le monopole de la sentience, bien au contraire (Low et al. 2012). Tous les vertébrés sont capables de ressentir du plaisir et de la douleur, et c’est vraisemblablement le cas aussi de certains invertébrés, tels que les poulpes et les abeilles. Il est donc possible de faire du bien ou du mal à ces animaux, et a fortiori de les discriminer – en accordant moins d’importance à leurs intérêts. Si le spécisme est injuste, nous devons tenir compte du bien-être et de la souffrance des animaux sentients au même titre que nous tenons compte du bien-être et de la souffrance des êtres humains. Les spécistes ne peuvent donc pas se satisfaire de la sentience comme critère de démarcation entre humains et animaux ; il leur faut un critère plus exigeant, qui soit véritablement le propre de l’homme.
Malheureusement pour eux, quelle que soit la caractéristique qu’ils choisissent de mettre en avant, ils rencontrent l’argument dit des « cas marginaux » : en termes de rationalité, de conscience de soi, d’autonomie, de langage, de réciprocité, de moralité et de culture, certains êtres humains ne sont pas plus doués que les animaux (Singer, 2012 : 413 ; Linzey, 1976 : 24 ; Regan, 1979 : 89 ; Tanner, 2006 : 51). Le critère de la conscience de soi, par exemple, impliquerait que nous devions privilégier les humains adultes normaux non seulement par rapport aux truites et aux poulets, mais aussi par rapport aux humains marginaux. Parce qu’il implique que les intérêts de certains humains n’importent pas plus que ceux des animaux, ce critère ne permet pas de justifier la discrimination en fonction de l’appartenance d’espèce.
Le spécisme indirect absolu soulève un autre problème : celui de la pertinence des critères en question (Norcross 2004). L’exemple de l’intelligence illustre parfaitement cette difficulté. Une société organisée selon les scores de QI, dont les membres verraient leurs intérêts plus ou moins pris en compte en fonction de leur intelligence, serait fondamentalement injuste (Singer 2012 : 69). De toute évidence, le plaisir d’une Michelle Obama n’importe pas plus que celui d’un Jean-Marc Morandini, la souffrance d’un Stephen Hawking pas plus que celle d’une Nabilla. Mais si les différences d’intelligence ne justifient pas que l’on discrimine les êtres humains entre eux, comment pourrait-elle justifier qu’on les privilégie par rapport aux animaux ?
À l’objection de la pertinence, les spécistes opposent souvent un argument de type contractualiste, qui suppose que les vérités morales dépendent d’une hypothétique procédure contractuelle. Imaginons une « position originelle » dans laquelle des sujets sélectionnent, sur la base de considérations purement prudentielles, les principes qu’ils appliqueront ensuite dans le monde réel. Ces sujets sont parfaitement informés, à une exception près, qui garantit l’impartialité du résultat : ils ignorent quelle position ils occuperont dans le monde réel – quels seront leur sexe et leur race, par exemple. Puisqu’ils sont néanmoins rationnels, capables de réciprocité et dotés d’un sens moral, ils choisissent des principes qui protègent les individus rationnels, capables de réciprocité et dotés d’un sens moral (Carruthers 2012). Les animaux ne satisfaisant pas cette description, leurs intérêts ne comptent pas du point de vue moral – ou seulement indirectement, par exemple parce que la vue d’un chien battu à mort pourrait heurter la sensibilité des humains rationnels.
Cette réponse soulève deux problèmes. D’une part, et sans trop entrer dans des détails qui nous éloigneraient de l’éthique animale, bien que le contractualisme constitue une approche séduisante en matière de justice sociale, on peut douter qu’il parvienne à rendre compte de la nature de la morale, et en particulier de son autorité. En effet, pourquoi devrait-on se soucier de ce que décideraient des contractants dans une situation imaginaire où ils ignoreraient leur propre identité (Jaquet & Naar à paraître, Ch. 2) ? D’autre part, il se pourrait qu’une meilleure variante du contractualisme ait des implications favorables aux animaux. Pour le comprendre, une parenthèse méthodologique s’impose. En éthique, les philosophes – et les contractualistes en particulier – adoptent généralement la méthode dite de l’« équilibre réfléchi » (Rawls 1987). Cette approche repose sur le constat que toutes les théories morales ont des implications contre-intuitives, dont elle tire la leçon suivante : lorsqu’une théorie se heurte à certaines de nos intuitions, il nous faut soit la modifier soit abandonner les intuitions en question. Au bout du compte, nous devrions accepter la théorie qui survit à ce processus, et atteint par là un équilibre avec nos jugements réfléchis.
Or, justement, on peut penser que le contractualisme sur lequel s’appuient les spécistes a des implications trop contre-intuitives pour y parvenir. Notamment, il implique que les intérêts des handicapés mentaux profonds – qui ne sont pas plus rationnels, capables de réciprocité ou dotés d’un sens moral que les animaux – n’importent pas du point de vue moral. Cette implication découle de la façon dont est construite la position originelle : c’est parce que les contractants savent qu’ils sont rationnels qu’ils choisissent des principes qui ne protègent que les sujets rationnels. En termes d’équilibre réfléchi, la leçon à en tirer est simple : étant donné que nous tenons à notre intuition selon laquelle les intérêts des handicapés doivent être pris en compte, cette variante du contractualisme doit être abandonnée.
Une alternative possible suppose de dissimuler aux contractants leur propre rationalité, au même titre que leur race et leur sexe. Contraints de choisir des règles pour l’éventualité où ils souffriraient d’un handicap, ils sélectionneraient alors des principes protégeant les handicapés mentaux. Les intérêts de ces derniers compteraient par conséquent autant que ceux des autres individus, une implication plus intuitive, qui permet à cette variante du contractualisme de s’en tirer nettement mieux que la précédente au jeu de l’équilibre réfléchi.
Mais si les contractants ignorent qu’ils seront rationnels, pourquoi sauraient-ils qu’ils appartiendront à l’espèce humaine ? Au fond, les spécistes indirects admettent que l’appartenance d’espèce n’est pas plus pertinente que l’appartenance de race ou de sexe. Dans une version satisfaisante du contractualisme, les contractants ignoreraient donc non seulement leurs futurs sexe, race et capacités mentales, mais aussi leur future espèce. Naturellement, ils sélectionneraient alors des principes tenant compte également des intérêts des animaux et des êtres humains, des principes incompatibles avec le spécisme. Le contractualisme ne permet donc pas aux spécistes indirects de contrer l’argument de la pertinence (Rowlands 1997).
Évidemment, ceux-ci se sont aussi attaqués à l’argument des cas marginaux. Trois de leurs réactions en particulier méritent qu’on s’y attarde. Selon une première réponse, tous les Homo sapiens font partie de la communauté humaine, qui est à comprendre en un sens « imaginatif » plutôt que biologique. Les cas marginaux sont humains dans cette acception : « Quelqu’un peut être privé, pour une partie ou l’entièreté de sa vie, de capacités distinctement humaines, telles que la raison. Une vie humaine sans l’exercice de ces capacités est sa vie humaine. La vie humaine qui lui est donnée comporte cette terrible privation ; c’est à cela, dans son cas, que se résume le fait d’avoir une vie humaine à mener » (Diamond 1991 : 59, ma traduction). Mais, si le concept de vie humaine n’est pas biologique, qu’est-ce qui empêche mon chien d’avoir lui aussi une vie humaine à vivre, comme s’interroge à juste titre McMahan (2005 : 372) ? Et si le chien de McMahan a une vie humaine au sens imaginatif, le spécisme indirect implique qu’il doit être privilégié au même titre que les Homo sapiens. Cette première tentative échoue donc à réfuter l’argument des cas marginaux.
Une deuxième réponse, que l’on doit à Peter Carruthers (1992), prend la forme d’un argument de la pente glissante. Carruthers « mord la boulette » : en soi, les intérêts des humains marginaux ne comptent pas. Seulement, aucune frontière nette ne les sépare des humains rationnels, si bien qu’à leur refuser notre considération nous risquerions de la refuser également aux humains rationnels. Négliger les intérêts des cas marginaux est immoral parce que cela revient à mettre en danger les humains normaux.
Cet argument pose néanmoins plusieurs problèmes. Premièrement, il n’est pas clair que la pente en question soit si glissante qu’il le suppose. Comme l’histoire le montre malheureusement, les êtres humains sont tout à fait capables de tracer des frontières au sein de leur propre espèce, y compris selon des critères qui admettent des différences de degrés, tels que la couleur de la peau. Certaines sociétés ont même discriminé leurs membres sur la base de la rationalité, sans que les humains rationnels aient à en subir les conséquences que redoute Carruthers (Cavalieri 2003 : 82-83 ; Tanner, 2009 : 56-9). Deuxièmement, cette position est extrêmement contre-intuitive, dans la mesure où elle implique qu’en soi les intérêts des humains marginaux n’importent pas, qu’il s’agit d’en tenir compte en vertu seulement des bienfaits que nous, humains rationnels, pourrions tirer d’une telle habitude. Elle a évidemment le mérite de nous enjoindre à respecter les handicapés mentaux profonds, mais elle le fait pour la mauvaise raison. Car, intuitivement, si nous leur devons le respect, c’est parce que leurs intérêts importent autant que les nôtres et non pour servir ces derniers. Finalement, même si elle fonctionnait, cette réponse ne fournirait qu’une défense superficielle au spécisme. En surface, elle permet certes de justifier la discrimination basée sur l’espèce, mais elle implique que les intérêts des humains marginaux n’importent fondamentalement pas plus que ceux des animaux.
La troisième réponse à l’argument des cas marginaux est l’argument de la nature humaine (Cohen 1986 : 866 ; Scanlon 1998 : 186 ; Fox 1986 : 56). À en croire ses partisans, il convient de traiter les individus en fonction non pas de leurs capacités individuelles mais de leur nature. Les intérêts d’un individu importent dès lors que sa nature est rationnelle, c’est-à-dire dès lors que les membres typiques de son groupe sont rationnels. Puisque ce n’est pas le cas des animaux, leurs intérêts sont moralement insignifiants. Inversement, les humains marginaux ont une nature rationnelle, puisqu’ils font partie de l’espèce humaine, dont les membres typiques sont rationnels. Leurs intérêts doivent donc être pris en compte au même titre que ceux des humains rationnels. L’argument des cas marginaux échoue parce que tous les êtres humains possèdent en fin de compte une propriété moralement pertinente que ne possède aucun animal : celle d’avoir une nature rationnelle.
L’ennui est que les humains marginaux font aussi partie de plusieurs groupes dont les membres typiques ne sont pas rationnels. En plus d’êtres des humains, ils sont par exemple des êtres vivants et (trivialement) des cas marginaux. Faut-il alors comprendre que leurs intérêts importent (parce qu’ils ont une nature rationnelle du fait de leur appartenance à l’espèce humaine, dont les membres typiques sont rationnels) ou que leurs intérêts n’importent pas (parce qu’ils ont une nature non rationnelle du fait de leur appartenance à l’ensemble des êtres vivants ou à l’ensemble des cas marginaux, dont les membres typiques ne sont pas rationnels,) ? Il y a inévitablement quelque chose d’arbitraire à choisir l’un des groupes auxquels appartiennent les cas marginaux pour déterminer leur nature et, a fortiori, comment il convient de les traiter (Nobis 2004 : 51). Pourquoi choisir le groupe des humains ? Pourquoi pas celui des êtres vivants ou celui des cas marginaux ? Les philosophes qui souscrivent à l’argument de la nature humaine nous doivent une explication.
Certains ont tenté de relever ce défi en soutenant que tous les groupes ne se valent pas en l’occurrence, que certains sont plus à même que d’autres de déterminer la nature des individus. D’après Neil Levy, par exemple, il est possible d’effectuer un choix qui ne soit pas arbitraire, à condition toutefois de « découper la nature à ses articulations » (2004 : 215). Où se situent alors les articulations de la nature ? Le long des frontières qui séparent les « espèces naturelles ». (Pour le dire vite, une espèce naturelle est un groupement qui correspond à une réalité dans le monde naturel (Bird & Tobin 2017). Ainsi, les choses en or et les choses en bronze relèvent de deux espèces naturelles distinctes. On considère généralement que les sciences sont notre meilleur accès aux espèces naturelles : les explications scientifiques fonctionnent précisément parce qu’elles reposent sur des groupements qui correspondent à une réalité naturelle.)
Il n’en reste pas moins que nous faisons partie de nombreuses espèces naturelles, si bien que le problème n’est pas résolu. Quelle est, parmi les espèces naturelles auxquelles appartient un individu, celle qui détermine sa nature ? Levy prend acte de ce problème et lui trouve une solution. D’après lui, notre espèce biologique est la plus significative des espèces naturelles auxquelles nous appartenons, parce qu’elle est la plus petite d’entre elles – les races, qui seraient des sous-classes de l’espèce humaine, ne jouent aucun rôle dans la biologie contemporaine. Les humains marginaux ont donc une nature rationnelle, parce que les membres typiques de l’espèce naturelle la plus petite à laquelle ils appartiennent sont rationnels.
Mais les objections ne manquent pas à l’encontre de cette réponse. Premièrement, même à supposer qu’il y ait des espèces naturelles, il est douteux que les espèces biologiques en fassent partie (Tanner 2006 : 55). En effet, elles violent certaines conditions apparemment nécessaires du concept d’espèce naturelle, telles que le caractère catégorique de l’appartenance au groupe (Bird & Tobin 2017 : 31 ; Ellis 2001). Deuxièmement, si les espèces biologiques sont pertinentes du point de vue de la biologie, il serait prématuré d’en inférer qu’elles sont pertinentes du point de vue de l’éthique. Comme nous l’avons vu, les frontières purement biologiques sont généralement considérées comme moralement insignifiantes (LaFollette & Shanks, 1996 : 43 ; McMahan 2005 : 361). Finalement, au sens qui nous intéresse, il y a apparemment une espèce naturelle plus petite que l’espèce Homo sapiens : le groupe des agents rationnels. En effet, la distinction rationnel/non rationnel semble avoir en psychologie au moins autant de force explicative qu’en a la distinction humain/non humain en biologie, ce qui suggère que le groupe des sujets rationnels correspond lui aussi à une réalité naturelle. En somme, la réponse de Levy n’est pas convaincante, et l’objection de l’arbitraire demeure : on voit mal pourquoi le statut moral des humains marginaux devrait découler du fait que les humains typiques sont rationnels plutôt que du fait que les humains marginaux ou les êtres vivants typiques ne sont pas rationnels.
Pour ne rien arranger, l’argument de la nature humaine repose crucialement sur le principe de contagion suivant : « Si un sujet fait partie d’un groupe dont les membres typiques instancient une propriété normativement pertinente, alors il faut traiter ce sujet comme s’il instanciait la propriété en question, » ce qui donne lieu à une seconde objection. Certains philosophes ont reproché à ce principe son caractère ad hoc. Le principe de contagion serait recevable si ses partisans nous fournissaient des raisons d’y souscrire, mais il n’a manifestement pas d’autre raison d’être que leur volonté de contrer l’argument des cas marginaux (Singer 2012 : 417-8 ; Tanner 2006 : 58-9). Cette objection va toutefois un peu vite en besogne. Pour peu que l’on adhère à la méthode de l’équilibre réfléchi, le principe n’est ad hoc que si un principe alternatif est également, sinon davantage, à même de sauvegarder nos intuitions. Dans le cas contraire, ses partisans tiennent une raison à part entière d’y souscrire. La question est alors de savoir si ce principe est compatible avec nos intuitions.
Désireux de démontrer le contraire, les antispécistes n’ont pas manqué de lui chercher des contre-exemples. Ainsi, McMahan (2002 : 147) imagine un superchimpanzé, génétiquement modifié de telle sorte qu’il possède tous les propres de l’homme. Comme le singe fait néanmoins partie de l’espèce des chimpanzés, dont la nature n’est pas rationnelle, il s’ensuit du principe de contagion que ses intérêts ne comptent pas davantage que ceux de ses congénères, et largement moins que ceux des êtres humains, une implication qui se heurte à nos intuitions. Singer propose quant à lui l’expérience de pensée suivante (2012 : 417-8). Supposons que l’on découvre que les femmes sont en moyenne plus aptes à s’occuper des enfants et du ménage que les hommes, lesquels sont prédisposés à étudier la médecine et à diriger le monde. Certaines femmes étant cependant tout à fait capables d’accomplir ces tâches typiquement masculines, ne serait-il pas injuste de les en empêcher sous prétexte qu’elles font partie d’un groupe dont la nature est de savoir passer l’aspirateur ? C’est pourtant ce qu’implique apparemment le principe de contagion.
Mais les spécistes ne sont pas à court de répartie. Selon une réponse courante, l’appartenance à un groupe dont les membres typiques sont rationnels est une condition suffisante mais non nécessaire à la possession d’un statut moral supérieur. D’autres conditions seraient également suffisantes, telles que la rationalité (Levy 2004 : 217). Ainsi, bien qu’il n’ait pas une nature rationnelle, le superchimpanzé de McMahan possède un statut moral supérieur, pour la simple et bonne raison qu’il est lui-même rationnel. Cette théorie ressemble fort à celle que nous avons esquissée en Section 2, alors que nous cherchions à décrire le critère sur la base duquel nous discriminons les animaux. Nous avions alors conclu que le critère en question était la propriété disjonctive « personne ou membre d’une espèce dont les membres typiques sont des personnes ». Afin d’y parvenir, nous nous étions appuyés sur nos intuitions quant aux individus qu’il est légitime de discriminer : les animaux, oui ; les humains normaux, les cas marginaux et les extraterrestres intelligents, non. Puisque cette théorie correspond si bien à nos intuitions, ne pourrait-on pas en conclure qu’elle passe avec succès le test de l’équilibre réfléchi ?
L’ennui est que le principe plus spécifique sur lequel elle s’appuie se heurte lui-aussi à une série de contre-exemples. Il ne correspond à vrai dire pas du tout à la manière dont nous réfléchissons habituellement aux questions normatives (Tanner 2006 : 58). Par exemple, si vous n’obtenez pas la moyenne au terme de vos études de philosophie, l’université refusera de vous décerner un diplôme ; peu importe que vous fassiez partie d’une promotion dont la plupart des étudiants ont obtenu d’excellents résultats. De même, quand ils cherchent à pourvoir un poste, les responsables des ressources humaines examinent les qualifications des candidats, plutôt que celles du groupe auquel ils appartiennent : si vous êtes fainéant et nul en informatique, inutile d’argumenter que les habitants de votre quartier consacrent tout leur temps libre à faire du codage. Enfin, le principe poserait des problèmes similaires s’il existait des inégalités entre les races humaines : si les Blancs étaient en moyenne plus intelligents que les Noirs, pourquoi faudrait-il privilégier les Blancs stupides par rapport aux Noirs stupides (Singer 1997 : 81-2) ? À la lumière de ces contre-exemples, on voit mal comment ce principe pourrait entrer en équilibre avec nos intuitions et voler au secours de l’argument de la nature humaine. Par comparaison, le principe selon lequel il faut traiter les individus en fonction de leurs caractéristiques individuelles s’en sort manifestement beaucoup mieux.
L’argument des cas marginaux permet donc aux antispécistes de réfuter le spécisme indirect absolu. Le spécisme ne peut pas être justifié par les capacités supérieures des êtres humains. Reste que, strictement parlant, cet argument demeure assez silencieux sur la manière dont nous devrions traiter les animaux. Certains philosophes reconnaissent sa force tout en retenant le critère de la rationalité, au détriment des cas marginaux plutôt qu’au bénéfice des animaux (Frey, 1983 : 115, 2001 ; Narveson, 1983 : 45). D’après eux, l’argument ne montre pas qu’il est immoral d’effectuer des expériences douloureuses sur des rats ou des chimpanzés ou d’élever des cochons et des veaux pour notre consommation. Il montre qu’il est moralement acceptable d’infliger de tels traitements aux humains marginaux. Compte tenu du caractère extrêmement contre-intuitif de cette réaction, et de l’objection de la pertinence, il semble qu’on puisse conclure de l’argument des cas marginaux que le critère d’inclusion dans la sphère morale n’a rien à voir avec la rationalité ou quelque propre de l’homme que ce soit. Dans l’attente d’un meilleur argument, le spécisme demeure injustifié.
- Justifications indirectes et indexicales
Reste une catégorie de justifications : celles qui sont à la fois indirectes (en ce sens qu’elles ne font pas appel à l’appartenance d’espèce elle-même) et indexicales (en ce sens qu’elles ne font pas appel à des propriétés intrinsèques). Selon cette approche, la différence entre les humains et les autres animaux qui justifie que l’on privilégie les premiers au détriment des seconds tient à une relation que nous, humains rationnels, entretenons avec eux. Contrairement au spécisme indexical direct, le spécisme indexical indirect nie que la relation en question soit l’appartenance à la même espèce. Nous devrions privilégier les êtres humains parce que nous avons avec eux une connexion émotionnelle (Fox 1986), parce que nous entretenons avec eux des relations de solidarité et de loyauté (Williams 2009), ou parce que nous partageons avec eux une culture et un langage (Mulhall 2002 ; Kittay 2009). Selon cette conception, bien que les animaux entretiennent eux aussi ce type de relations, ils ne font pas partie de notre « humanité commune », car leurs solidarités, leurs loyautés, leurs langages et leurs cultures ne sont pas les nôtres.
En admettant que cette justification fonctionne, sa portée sera, comme celle du spécisme indexical direct, extrêmement limitée. Par loyauté, vous devriez peut-être sauver votre meilleure amie de la noyade plutôt qu’un parfait inconnu. En revanche, vous ne pouvez pas dresser un inconnu à sauter à travers un cerceau enflammé pour la divertir, même si elle nourrit une passion pour les spectacles circassiens. De manière analogue, cette justification du spécisme permettrait au mieux d’établir que, toute chose égale par ailleurs, nous pouvons accorder plus d’importance aux intérêts humains qu’aux intérêts comparables des animaux ; elle ne permettrait pas de justifier que nous accordions plus de poids à des intérêts humains superficiels qu’aux intérêts fondamentaux des animaux.
Mais même sous cette forme peu ambitieuse, cette théorie se heurte au problème de la pertinence. Les relations de solidarité et de loyauté, l’appartenance à une même culture, la possession d’un langage commun et les affections naturelles ne sont pas directement pertinentes du point de vue moral – même si elles le sont parfois indirectement, comme nous l’avons vu ci-dessus, par exemple parce que l’amitié serait impossible sans une certaine mesure de partialité (Singer 1997 : 82-3). Certains n’aiment pas les homosexuels, les femmes, les étrangers ou les Noirs, mais leur hostilité ne justifie rien. Comme les autres, ils doivent le même respect aux homosexuels qu’aux hétérosexuels, aux femmes qu’aux hommes, aux étrangers qu’à leurs concitoyens et aux Noirs qu’aux Blancs. Comment, dans ce cas, la simple connexion émotionnelle que nous avons avec nos congénères pourrait-elle justifier le moindre privilège ? Mystère.
Quoi qu’il en soit, cette justification soulève une autre difficulté, qui n’est pas sans rappeler l’argument des cas marginaux. Nous avons davantage de connexions émotionnelles avec nos animaux de compagnies qu’avec les êtres humains que nous ne rencontrerons jamais, plus de loyauté envers les animaux qui sont loyaux à notre égard qu’envers les humains qui ne le sont pas, et un langage plus proche de celui d’un chimpanzé que de celui d’un comateux (Bernstein 2004 : 382 ; McMahan 2005 : 363-5). Ces relations ne constituent donc pas une différence entre tous les humains et tous les animaux, susceptible de justifier le privilège que nous accordons aux premiers par rapport aux seconds. (En réponse à cette objection, certains philosophes reconnaissent l’existence des relations personnelles que nous entretenons parfois avec les animaux, mais cherchent à nous dissuader d’en tirer des conclusions morales. Ainsi, nous devrions rester critiques vis-à-vis de cette tendance qui pourrait outrepasser notre préférence légitime pour les intérêts humains (Post 1993 : 297-8). Cette réponse présuppose néanmoins ce qu’elle prétend démontrer, à savoir la légitimité de notre préférence pour les intérêts humains.)
Comme les autres défenses du spécisme, ses justifications qui sont à la fois indirectes et indexicales échouent. Le spécisme est donc vraisemblablement injuste.
- Conclusion
Qu’est-ce que le spécisme ? Le spécisme est la discrimination en fonction de l’appartenance d’espèce. Il consiste à privilégier certains au détriment d’autres en fonction de leurs espèces respectives. Plutôt que de distinguer des formes (directes et indirectes, absolues et indexicales) de spécisme on opposera des justifications (directes et indirectes, absolues et indexicales) du spécisme. En outre, on distinguera le spécisme de l’anthropocentrisme, variante dans laquelle les êtres humains jouissent d’un privilège. Finalement, le spécisme n’est pas injuste par définition ; comme toute thèse morale substantielle, l’idée selon laquelle il est injuste doit être défendue avec des arguments.
Le spécisme existe-t-il ? Plus que cela, il est omniprésent. Il se manifeste chaque fois que nous traitons des animaux de manières dont nous refuserions de traiter des êtres humains. Inutile d’objecter que nous discriminons en fait sur la base des capacités cognitives, puisque nous privilégions non seulement les personnes mais aussi les humains marginaux. Inutile d’objecter que nous privilégierions également des extraterrestres intelligents si l’opportunité se présentait, puisque cela suggère seulement que nous ne sommes pas anthropocentristes. Et inutile d’objecter que nous discriminons sur la base de la personnalité modale puisque nous traiterions de la même manière un enfant anencéphale que sa condition soit génétique ou due à un problème développemental. Nous discriminons bel et bien sur la base de l’appartenance d’espèce.
Le spécisme est-il injuste ? Jusqu’à preuve du contraire, oui. Le racisme et le sexisme sont injustes parce qu’ils violent un principe bien établi : nous devons traiter de manières similaires les cas similaires. En effet, il n’y a pas, entre les Blancs et les Noirs, entre les hommes et les femmes, de différence qui justifie que l’on privilégie les premiers au détriment des seconds. Or, comme l’a laissé transparaître ce survol de la littérature philosophique, le spécisme viole lui aussi ce principe : il n’y a pas, entre les êtres humains et les autres animaux, de différence qui justifie que l’on privilégie les premiers par rapport aux seconds. D’une part, la différence d’espèce, qui ne correspond de toute façon à aucune différence de nature, est moralement insignifiante parce qu’elle est purement biologique. D’autre part, les différences cognitives qui lui sont associées ne le sont qu’imparfaitement et sont elles aussi dénuées de pertinence morale. Puisque le spécisme partage avec le racisme et le sexisme la caractéristique qui les rend injustes, une conclusion s’impose : il est lui aussi injuste, au moins autant que ces autres formes de discrimination (et peut-être plus, étant donné le nombre de ses victimes et l’intensité des souffrances qu’elles endurent).
Vision de Peter Singer
- La thèse de l’égalité animale
Ces dernières années, un certain nombre de groupes opprimés ont mené des campagnes vigoureuses pour conquérir l’égalité. L’exemple classique est le mouvement de libération des Noirs, qui réclame la fin des préjugés et discriminations qui ont fait des Noirs des citoyens de seconde catégorie. L’attrait immédiat que ce mouvement a exercé, ainsi que le succès initial, bien que limité, qu’il eut, en ont fait un modèle pour d’autres groupes opprimés. On vit alors apparaître les mouvements de libération des Américains du Nord hispaniques, des homosexuels, et de diverses autres minorités. Quand un groupe majoritaire — celui des femmes – se mit en campagne, certains pensèrent qu’on était arrivé à la fin du chemin. Il a été dit que la discrimination sexuelle était la dernière forme de discrimination universellement acceptée et ouvertement pratiquée, y compris dans ces milieux progressistes qui, longtemps, se sont vantés de leur absence de préjugés à l’encontre des minorités raciales.
Il vaut mieux toujours se garder de parler de « dernière forme de discrimination ». S’il n’y avait qu’une seule chose à retenir des mouvements de libération, ce devrait être la difficulté qu’il y a à prendre conscience des préjugés cachés que peuvent receler nos attitudes envers des groupes particuliers, tant que ces préjugés ne nous sont pas mis sous les yeux par la force.
Un mouvement de libération implique un élargissement de notre horizon moral, ainsi qu’une extension, ou une réinterprétation, du principe moral fondamental d’égalité. Des pratiques antérieurement considérées comme naturelles et inévitables en viennent alors à apparaître comme étant le résultat de préjugés injustifiables. Qui peut dire en toute certitude qu’aucune de ses attitudes et pratiques ne peut être légitimement remise en question ? Si nous voulons éviter de nous compter du nombre des oppresseurs, nous devons être prêts à repenser jusqu’à nos attitudes les plus fondamentales. Nous devons les envisager du point de vue où sont placés ceux que ces attitudes, et les pratiques qui en découlent, désavantagent le plus. Si nous sommes capables de cet inhabituel retournement de point de vue, nous découvrirons peut-être alors à la base de ces attitudes et pratiques une constante, un leitmotiv, ayant pour effet systématique de servir les intérêts du même groupe – en général, il s’agira du groupe auquel nous appartenons nous-mêmes – aux dépens des intérêts d’un autre. Et ainsi, nous réaliserons peut-être que se justifie un nouveau mouvement de libération. Le but des militants de la libération animale est de nous inciter à opérer ce retournement mental dans le regard que nous portons sur nos attitudes et pratiques envers un très grand groupe d’êtres : envers les membres des espèces autres que la nôtre. En d’autres termes, ces militants réclament que nous étendions aux autres espèces ce même principe fondamental d’égalité que la plupart d’entre nous acceptons de voir appliquer à tous les membres de notre espèce.
Une telle extension est-elle vraiment plausible ? Est-il possible de prendre vraiment au sérieux le slogan de La ferme des animaux de George Orwell : « Tous les animaux sont égaux » ?
Il est bon de commencer par examiner la thèse familière selon laquelle tous les humains sont égaux. Lorsque nous disons que tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, sont égaux, qu’entendons-nous par-là ? Ceux qui désirent défendre une société hiérarchique et inégalitaire ont souvent mis en avant que, quel que soit le critère retenu, il reste parfaitement faux de dire que tous les humains sont égaux. Que cela nous plaise ou non, nous devons faire face au fait que les humains existent dans des tailles et des formes différentes, viennent avec des capacités morales différentes, des capacités intellectuelles différentes, des quantités différentes de sentiments bienveillants et de sensibilité envers les besoins des autres, des aptitudes différentes à communiquer efficacement, et des susceptibilités différentes à ressentir le plaisir et la douleur. En bref, si l’exigence d’égalité devait être basée sur l’égalité de fait de tous les êtres humains, nous devrions cesser d’exiger l’égalité. Car cette exigence serait injustifiable.
Fort heureusement, la revendication de l’égalité des êtres humains ne dépend pas de l’égalité de leur intelligence, capacité morale, force physique, ou de tout autre fait particulier de ce genre. L’égalité est une notion morale, et non une simple affirmation de faits. Il n’y a pas de raison logique qui impose de faire découler d’une différence de fait dans les capacités que possèdent deux personnes une différence quelconque dans la quantité de considération que nous devons porter à la satisfaction de leurs besoins et intérêts. Le principe d’égalité entre les humains n’est pas l’affirmation d’une hypothétique égalité de fait ; il est une prescription portant sur la manière dont nous devrions traiter les humains.
Jeremy Bentham intégra dans son système éthique la base essentielle du principe d’égalité morale au travers de la formule : « Chacun compte pour un et nul ne compte pour plus d’un. » En d’autres termes, tous les intérêts susceptibles d’être affectés par un acte doivent être pris en compte, quel que soit l’être dont ce sont les intérêts, avec le même poids que le sont les intérêts semblables de tout autre être.
Il découle de ce principe d’égalité que la préoccupation que nous devons avoir pour les autres êtres, la disposition que nous devons avoir à prendre en compte leurs intérêts, ne devraient pas dépendre des caractéristiques ou aptitudes de ces êtres – bien que les décisions exactes que cette préoccupation implique que nous devons prendre puissent, elles, dépendre des caractéristiques des êtres qui en seront affectés. C’est sur cette base que doit reposer, en dernière analyse, la réfutation du racisme, tout comme celle du sexisme ; et c’est en fonction de ce principe que le spécisme doit lui aussi être condamné. Si le fait pour un humain de posséder un degré d’intelligence plus élevé qu’un autre ne justifie pas qu’il se serve de cet autre comme moyen pour ses fins, comment cela pourrait-il justifier qu’un humain exploite des êtres non humains ?
Beaucoup de philosophes ont proposé comme principe moral fondamental l’égalité de considération des intérêts, sous une forme ou une autre ; mais peu d’entre eux ont reconnu que ce principe s’applique aussi bien aux membres des autres espèces qu’à ceux de la nôtre. Bentham fut parmi les rares qui virent cela. Dans un passage tourné vers l’avenir, datant d’une époque où les esclaves noirs étaient encore traités dans les colonies britanniques à peu près comme nous traitons aujourd’hui les animaux non humains, Bentham déclara :
Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale obtiendra ces droits que seule la main de la tyrannie a pu lui refuser. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours aux caprices d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort. Et quel autre critère devrait-on prendre pour tracer la ligne infranchissable ?
Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont incomparablement plus rationnels, et aussi ont plus de conversation, qu’un nourrisson d’un jour, d’une semaine ou même d’un mois. Et s’il en était autrement, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : « Peuvent-ils raisonner ? », ni : « Peuvent-ils parler ? », mais : « Peuvent-ils souffrir ? »
Dans ce passage, Bentham désigne comme caractéristique essentielle devant déterminer si un être a ou non droit à l’égalité de considération des intérêts, sa capacité à souffrir. Cette capacité – ou, plus rigoureusement, la capacité à souffrir et /ou à éprouver du plaisir ou du bonheur – n’est pas une simple caractéristique comme une autre, comparable à la capacité à parler ou à comprendre les mathématiques supérieures. Ce que dit Bentham n’est pas que ceux qui tentent de tracer cette « ligne infranchissable » devant déterminer si les intérêts d’un être sont à prendre en compte, se sont simplement trompés de caractéristique. La capacité à souffrir ou à éprouver du plaisir est une condition nécessaire pour avoir un intérêt quel qu’il soit au départ, elle est une condition qui doit être remplie faute de quoi cela n’a aucun sens de parler d’intérêts. Cela n’a aucun sens de dire qu’il est contraire aux intérêts d’une pierre de recevoir le coup de pied d’un enfant. Une pierre n’a pas d’intérêts, parce qu’elle ne peut pas souffrir. Rien de ce que nous pouvons faire ne peut avoir de conséquence pour son bien-être. Une souris, au contraire, a un intérêt à ne pas être tourmentée, parce que si on la tourmente, elle souffrira.
Si un être souffre, il ne peut y avoir de justification morale pour refuser de tenir compte de cette souffrance. Quelle que soit la nature de l’être qui souffre, le principe d’égalité exige que sa souffrance soit prise en compte autant qu’une souffrance similaire – pour autant que des comparaisons grossières soient possibles – de tout autre être. Dans le cas où un être n’est pas capable de souffrir, ou de ressentir de la joie ou du bonheur, il n’y a rien à prendre en compte. C’est pourquoi c’est la sensibilité (pour employer cette expression courte, mais légèrement inexacte, pour parler de la capacité à souffrir et /ou à ressentir le plaisir) qui seule est capable de fournir un critère défendable pour déterminer où doit s’arrêter la prise en compte des intérêts des autres. Limiter cette prise en compte selon tout autre critère, comme l’intelligence ou la rationalité, serait la limiter de façon arbitraire – pourquoi choisir tel critère plutôt qu’un autre, comme la couleur de la peau ?
Les racistes violent le principe d’égalité en accordant plus de poids aux intérêts des membres de leur propre race, quand ces intérêts sont en conflit avec ceux des membres d’une autre race. De même, les spécistes permettent aux intérêts des membres de leur propre espèce de l’emporter face à des intérêts supérieurs des membres d’autres espèces.
- L’égalité de considération des intérêts
Si la thèse de l’égalité animale est fondée, quelles en sont les conséquences ? Cette thèse n’implique pas, bien évidemment, qu’il faille accorder aux animaux tous les droits que nous estimons devoir accorder aux humains – par exemple, le droit de vote. La thèse de l’égalité animale défend l’égalité de considération des intérêts, et non l’égalité des droits. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement en pratique ? Il faut ici entrer un peu dans le détail.
Si je gifle vigoureusement un cheval sur son flanc, il sursautera peut-être, mais on peut supposer que sa douleur sera faible. Sa peau est assez épaisse pour le protéger d’une simple gifle. Si par contre je gifle un bébé avec la même force, celui-ci pleurera et sans doute souffrira, sa peau étant plus sensible. Il s’ensuit qu’il est plus grave de gifler un bébé qu’un cheval, si les deux gifles sont de même force. Il doit néanmoins y avoir une façon de frapper un cheval – je ne sais pas exactement laquelle, peut-être avec un gros bâton – qui lui occasionnera autant de douleur qu’en occasionne une gifle à un enfant. C’est là ce que j’entends par « même quantité de douleur » ; et si nous considérons qu’il est mal d’infliger sans raison valable cette quantité de douleur à un enfant, alors nous devons, si nous ne sommes pas spécistes, considérer comme tout aussi mal d’infliger sans raison valable la même quantité de douleur à un cheval.
Entre les humains et les animaux il y a encore d’autres différences, qui seront cause d’autres complications. Les humains adultes normaux ont des capacités mentales qui, dans certaines circonstances, les amèneront à souffrir plus que ne souffriraient des animaux placés dans les mêmes circonstances. Si, par exemple, nous décidons d’effectuer des expériences scientifiques extrêmement douloureuses ou mortelles sur des adultes humains normaux, kidnappés à cette fin au hasard dans les jardins publics, alors tout adulte entrant dans un jardin public ressentirait la peur d’être kidnappé. Cette terreur représenterait une souffrance supplémentaire s’ajoutant à la douleur de l’expérience.
La même expérience effectuée sur des animaux non humains causerait moins de souffrance, puisqu’eux ne ressentiraient pas la peur due à l’anticipation de la capture et de l’expérience à subir. Cela ne justifie pas, bien entendu, le fait lui-même d’effectuer l’expérience sur des animaux, mais implique seulement qu’il existe une raison non spéciste pour préférer utiliser des animaux plutôt que des adultes humains normaux, si tant est au départ que l’expérience soit à faire. Il faut remarquer, néanmoins, que ce même argument nous donne aussi une raison de préférer, pour faire des expériences, à l’emploi d’humains adultes normaux l’emploi de nourrissons humains – orphelins, par exemple – ou d’humains mentalement retardés, puisqu’eux non plus n’auraient aucune idée de ce qui les attend.
Pour tout ce qui dépend de cet argument, les animaux non humains, les nourrissons humains et les débiles mentaux humains sont dans la même catégorie ; et si cet argument nous sert à justifier l’expérimentation sur des animaux non humains, nous devons nous demander si nous sommes aussi prêts à permettre l’expérimentation sur des nourrissons humains et sur des adultes handicapés mentaux. Et si nous distinguons ces derniers des animaux, sur quelle base pouvons-nous justifier cette discrimination, si ce n’est par une préférence cynique, et moralement indéfendable, en faveur des membres de notre propre espèce ?
Il y a de nombreux domaines dans lesquels les aptitudes mentales supérieures de l’adulte humain normal – ses capacités à anticiper, à se souvenir de façon plus détaillée, à mieux savoir ce qui se passe, et ainsi de suite – font une différence. Mais celle-ci ne va pas toujours dans le sens d’une souffrance plus grande pour l’être humain normal. Il arrive parfois au contraire que la compréhension limitée qu’ont les animaux puisse augmenter leur souffrance. Si nous capturons un humain, par exemple un prisonnier au cours d’une guerre, nous pouvons lui expliquer qu’il devra subir la capture, la fouille et la détention, mais qu’il ne lui sera fait aucun mal par ailleurs, et qu’il sera libéré à la fin des hostilités. Si par contre nous capturons un animal sauvage, nous ne pouvons pas lui expliquer que nous ne menaçons pas sa vie. Un animal sauvage ne peut pas distinguer une tentative de le tuer d’une tentative de le maîtriser et de le détenir ; sa terreur sera donc aussi grande dans un cas que dans l’autre.
On peut objecter qu’il est impossible de faire des comparaisons entre les souffrances ressenties par des membres d’espèces différentes, et que, par conséquent, quand il y a conflit entre les intérêts des animaux et ceux des êtres humains, le principe d’égalité ne peut nous guider. Il est sans doute effectivement impossible de comparer avec précision la souffrance de membres d’espèces différentes ; mais la précision n’est pas essentielle. Même si nous ne devions cesser de faire souffrir les animaux que dans les cas où il est tout-à-fait certain que les intérêts des êtres humains n’en seront pas affectés dans une mesure comparable à celle où sont affectés les intérêts des animaux, nous serions obligés d’apporter des changements radicaux dans la façon dont nous les traitons – lesquels changements concerneraient notre régime alimentaire, les méthodes employées en agriculture, les procédures expérimentales utilisées dans de nombreux domaines scientifiques, notre attitude envers la faune sauvage et la chasse, le piégeage des animaux et le port de la fourrure, ainsi que des domaines récréatifs comme les cirques, les rodéos et les zoos. Et ainsi serait évitée une quantité énorme de souffrance.
Références bibliographiques :
– Association PEA – Pour l’Égalité Animale. Le spécisme. https://www.asso-pea.ch/fr/pourquoi/le-specisme/
– Wikipédia (juillet 2022). Antispécisme
– L’encyclopédie philosophique (janvier 2018). Spécisme (A)
– Pense bête. La thèse de l’égalité animale. https://pense-bete.org/lectures_complementaires/Peter_Singer-Extrait_de_l_egalite_animale_expliquee_aux_humains.html
– Blog de animaux 08800 (avril 2016). Un veau avec un chiot trop mignon